Dans les coulisses de Lokalero — entretien avec Ophélie Le Grand, fondatrice

Blue Factory ESCP
11 min readMar 25, 2019

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Le parcours d’Ophélie reflète particulièrement le projet qu’elle porte aujourd’hui. Ophélie travaille d’abord chez microDON, une start-up pionnière de la « générosité embarquée » en France, qui développe l’Arrondi sur salaire et l’Arrondi en caisse. De cette expérience, il va sans dire qu’Ophélie y trouve une énorme source d’inspiration, notamment chez les petits commerçants, qui ne correspondaient pas à la cible de l’entreprise. En effet, Ophélie constate que de nombreux commerces sont intéressés par des systèmes de solidarité pour financer des projets. Qui plus est, elle accompagne en parallèle des porteurs de projet dans leurs campagnes de crowdfunding. Des commerçants qui souhaitent s’engager d’un côté, des porteurs de projets qui souhaitent se financer de l’autre : et si on faisait se rencontrer les deux ? De là est né le concept LOKALERO. Partant du principe que ces projets ont un fort impact local, Ophélie se rend compte qu’ils peuvent également être le moteur d’une redynamisation des petits commerces. Son but aujourd’hui, grâce à LOKALERO, est de créer cette symbiose, de rassembler et faire venir les gens en centre-ville dans des commerces de proximité. LOKALERO, c’est le souhait de démocratiser le système de financement participatif, et de le rendre accessible à tous pour que chacun puisse apporter sa pierre à l’édifice et être un « héro local » ! Un LOKALERO.

Qui sont les premiers acteurs à avoir adopté ta borne et qu’est ce qui les a motivés ?

Le premier acteur a été une commerçante qui tient un salon de coiffure, une coiffeuse avec laquelle nous avons construit la solution. Elle souhaitait proposer une démarche de solidarité à ses clients et changer l’expérience utilisateur de son salon. Il y a le côté commerce de proximité qui est important, les projets du territoire qui sont mis en valeur, et l’idée de faire revenir du monde en centre-ville.

Comment fabriques-tu ta borne LOKALERO ? Qui en a conçu le design ?

Les composantes majeures de la borne sont une tablette et un terminal de paiement. Nous utilisons des solutions déjà existantes que nous combinons entre elles. Si nous n’avons pas créé notre propre tablette et notre propre terminal de paiement, nous avons conçu en revanche tout le design autour qui sera en bois. Sur ce point, nous sommes en partenariat avec le lycée de Prony à Asnières-sur-Seine (92) : les élèves dans le cadre de leur brevet des Métiers d’Art conçoivent cette borne en bois. C’est donc aussi un projet éducatif. En effet, en mettant leur savoir-faire au service du projet LOKALERO, les jeunes qui vont se tourner vers les métiers de l’ébénisterie et de la menuiserie voient le type de projet qu’ils peuvent mener dans un cadre professionnel.

Comment trouves-tu des projets intéressants à mettre sur ta borne ?

Pour les premiers projets et pour se faire connaître, nous les avons tout simplement démarchés, en regardant l’actualité presse au niveau local ou en regardant leurs publications sur leurs sites Internet ou pages Facebook, pour savoir quelles actions ils menaient et leur besoin du moment. Maintenant que nous rentrons dans la saison 2, nous faisons un appel à projet et nous sollicitons nos partenaires média. Les porteurs de projet commencent à s’inscrire directement sur notre plateforme. Une fois inscrits, nous étudions avec eux si leur projet a bien une dimension collective — dans le sens où il ne bénéficiera pas qu’à un individu une fois que le projet sera mis en place. On recherche plutôt un collectif de personne qui aura décidé de rassembler son énergie au service d’une cause ou d’un projet, ou parce que c’est un projet qui aura un impact direct sur le territoire : typiquement une maison d’assistante maternelle qui va se créer et dont les habitants vont directement voir les effets et pouvoir contribuer directement.

Quelle est ta valeur ajoutée par rapport à d’autres plateformes de crowdfunding ?

Notre grosse valeur ajoutée réside surtout dans la mise en valeur et la communication en physique, puisque finalement, quand les porteurs de projet passent par nous, ils accèdent directement à un réseau d’affichage en physique. Notre démarche est donc totalement complémentaire à la communication qu’ils auraient pu faire sur une plateforme de crowdfunding ou qu’ils s’apprêtent à faire.

LOKALERO apporte aux porteurs de projets de la visibilité supplémentaire au niveau local. Ces derniers peuvent aussi organiser des animations en physique, utiliser les bornes comme des troncs de collecte et toucher un nouveau public — par exemple pour les associations autre que leurs bénévoles ou adhérents actuels. Ce qui est difficile sur une plateforme de crowdfunding, c’est de toucher le troisième cercle — le grand public — une fois qu’on a activé son propre réseau personnel. L’avantage de LOKALERO, c’est de se faire connaître au-delà de son cercle personnel, mais en même temps en ciblant des personnes qui peuvent directement être intéressées par notre projet. Par exemple quand les actions que l’on mène concerne Brest et ses alentours, cela n’a pas d’intérêt de parler aux gens qui sont à Marseille. Il vaut mieux parler aux gens qui vivent dans la région de Brest et qui potentiellement vont être touchées. L’idée est de toucher ce fameux troisième cercle.

Est-il nécessaire d’avoir une borne physique ?

Sans la borne, on enlève le rôle majeur du commerçant. Chez LOKALERO, nous considérons qu’il est un acteur majeur de la vie économique et sociale locale. Or, avec une application mobile, la notion de commerce de proximité comme lieu de vie, de rencontre et d’échange n’existe plus. La borne est aussi une excuse à l’échange : nous avons déjà constaté des clients qui se mettaient à échanger entre eux dans un salon de coiffure car ils étaient curieux de voir une autre cliente utiliser la borne. Ils se sont mis à parler du projet des collégiens qui était mis en avant. De plus, le bon taux d’utilisation d’une application découle souvent d’une démarche proactive. Je ne pense pas que nous sommes nombreux à nous dire : « Tiens j’ai 5 min et si j’allais sur mon appli pour soutenir un projet ? », tout comme on se balade rarement pour le plaisir sur un plateforme de crowdfunding. Ainsi nous souhaitons plutôt permettre aux habitants en situation d’attente ou de détente de faire une action à fort impact, tout en restant simple et sans engagement : « Ah bah tiens, j’ai un peu de temps-là maintenant pendant que je patiente pour mon RDV, je vais me renseigner sur le projet que j’ai sous les yeux et auquel je vais pouvoir contribuer-là maintenant tout de suite. Sinon je vais promettre de la faire, mais je vais rentrer chez moi et je vais oublier entre temps, pour finalement ne jamais le faire ou louper le coche. »

Comment peux-tu être sûre que les utilisateurs utilisent ta borne et aident les projets ?

C’est toute l’expérience utilisateur que nous construisons autour. Par exemple, nous pouvons placer des bornes dans les espaces d’attentes, les cafés et salons de thé, là où les gens vont pouvoir se poser et prendre leur temps. Comme ils consulteraient les magazines et les journaux qui sont mis à disposition, ils utilisent la tablette comme un magazine digital. C’est un temps où ils vont se renseigner sur ce qui se passe à côté de chez eux. Après, il y a les affiches chez les commerçants qui interpellent et qui disent « Voici tel et tel projets que vous pouvez soutenir ». Les commerçants sont les meilleurs ambassadeurs puisqu’ils connaissent les projets et sont en capacité d’en parler à leurs clients.

Quel est ton business model ?

Les commerçants paient un abonnement mensuel pour intégrer le réseau des professionnels solidaires LOKALERO. Nous, derrière, nous leur faisons de la communication et de la publicité. Nous rendons visible leur engagement envers les projets locaux, auprès de nos réseaux locaux et relais de communication partenaires. C’est un outil de fidélisation client. Aussi, en permettant aux porteurs de projet d’organiser des événements chez eux, les commerçants voient passer une nouvelle clientèle.

Par ailleurs, nous prenons une petite commission sur les dons afin de financer les coûts bancaires et l’accompagnement sur la communication. Mais demain, nous souhaitons évoluer et ne plus prendre de commission sur les dons. Nous opterions plutôt pour un service de communication facturé à la fin de la collecte auprès des porteurs de projets.

Comment finances-tu les bornes et leur maintenance ? En combien de temps amortis-tu ta borne ?

Jusqu’à présent, nous nous sommes financés par des fonds propres et nous avons nous-mêmes mené une campagne de crowdfunding pour évaluer l’intérêt du public pour notre solution et pouvoir financer les premières bornes. Nous allons désormais avoir un accompagnement bancaire. Nous espérons vendre suffisamment d’abonnements pour réinvestir dans le développement de nouvelles bornes. Aujourd’hui, une borne est amortie au bout du 6ème mois d’abonnement commerçant.

Dans quels endroits est-ce que la borne serait particulièrement utile ? Villages abandonnés ? Stations de bus ?

Les stations de bus ne sont pas des lieux appropriés car ce sont des lieux publics. Nous ne pouvons donc pas du tout utiliser les mêmes composants au niveau technologique et nous n’avons pas les mêmes contraintes. Ce n’est d’autre part pas notre cible : notre cible c’est en intérieur, dans les commerces de proximité : salons de coiffures, salons d’esthétique (massage, beauté, bien être), salon de thé, café, bar, librairie, magasin de musique… Dans les cabinets médicaux, nous pratiquons le cas-par-cas, car ce sont des professions particulières, avec des règlementations différentes. Nous avons également des opportunités de tester nos bornes dans des agences bancaires et nous pouvons également imaginer installer des bornes dans des centres administratifs.

À la suite de cet entretien avec Ophélie, nous lui avons également posé des questions concernant l’entrepreneuriat en général, afin d’inspirer les curieux, mais également les futurs entrepreneurs.

Quelle est pour toi la principale idée reçue d’un entrepreneur qui se lance ?

Si on a l’envie de concrétiser une idée qui nous tient à cœur, il faut se lancer, tester pour ne pas regretter. Au mieux, ça marche, au pire on aura testé. Il n’y a rien de pire que de ne pas savoir et finir avec des regrets. Il ne faut pas attendre d’avoir un produit fini pour tenter, tester, expérimenter et lancer. Oui, on peut démarrer seul même si on nous dit souvent qu’il faut d’abord trouver un associé. Moi, ça n’a pas été mon cas et ça ne m’a pas empêché de me lancer, même si parfois on peut se sentir un peu seul(e). Il faut néanmoins savoir bien s’entourer. Par exemple mon incubation au sein de la Blue Factory était nécessaire pour bénéficier d’un accompagnement adéquat. Tout est question de trouver comment faire le premier pas, puis celui d’après, mesurer tout ce qu’il y a à construire et ce qu’il reste à faire. Il ne faut pas penser à la montagne, mais monter marche par marche.

Si tu pouvais recommencer LOKALERO de zéro, tu commencerais par quoi ?

Je commencerais d’abord par me faire plus confiance, parce qu’en entrepreneuriat on doute de soi en permanence, et tout est toujours en apprentissage. J’aurais voulu aller plus vite dans la mise en contact des différents acteurs de ma solution. Oser plus vite dans la construction de mes réseaux de solidarité locale, le perfectionnement de la solution technique elle se fait au fur et à mesure. C’est en avançant qu’on apprend, qu’on voit plein de choses, qu’on pivote. Pour moi, c’est difficile à dire. Si c’est pour donner des conseils à d’autres entrepreneurs, je précise que je ne travaille pas sur ce projet à plein temps, je suis toujours à mi-temps dans une autre entreprise. C’est un conseil que j’ai reçu d’autres entrepreneurs avant de me lancer, car j’étais seule et sur un projet très innovant, qui va demander du temps à la société pour l’intégrer. Pour l’instant je ne regrette pas. Forcément, on se dit « si j’étais à plein temps, j’irais plus vite », mais en même temps j’avais besoin de ça aussi pour me faire confiance et être sûre que ma solution répondait à un vrai besoin identifié.

Le principal frein d’un entrepreneur, c’est la peur. La peur d’agir, la peur de déranger, la peur de contacter les gens, la peur d’avancer et de se jeter dans le vide, quoi ! Qu’on soit un peu à nu quand on présente son truc. Qu’on se dise qu’on n’a encore rien à vendre. Qu’on ait à faire ses preuves et que c’est toujours le premier client le plus difficile à avoir. Après, quand on en a un, on a le voisin qui veut faire pareil, donc c’est plus facile. Le premier c’est le plus difficile.

Qu’est ce qui te donne le plus d’énergie dans ton travail ?

C’est de savoir que ce que je fais a de l’impact. C’est-à-dire que ça a vraiment servi à quelqu’un et que ça l’a aidé à avancer dans quelque chose. Moi aujourd’hui, quand des commerçants invitent d’autres commerçants à rejoindre le mouvement en disant « c’est super ! », je suis ravie. Quand des commerçants me disent qu’ils ont gagné en visibilité, je suis ravie. Quand des porteurs de projets me disent « merci pour tout le travail que vous avez effectué pour nous, c’est vraiment super, on en parlera aussi autour de nous », on se dit que tout ce qu’on fait, ce n’est pas pour rien, que ça sert vraiment à des gens ! Avoir des porteurs de projets qui au bout du compte nous disent merci nous prouve qu’il y avait un besoin et que nous avons su y répondre et accompagner des gens dans la réalisation de leur rêve. Nous les avons aidés à réaliser leur projet. A notre échelle nous avons apporté notre pierre à l’édifice.

Une citation ? Un livre ? Un film à conseiller à de jeunes entrepreneurs ?

Moi, ma citation favorite, c’est celle du Dalaï Lama, qui dit : « Si vous avez l’impression que vous êtes trop petit pour changer quelque chose, essayez donc de dormir avec un moustique. Vous verrez lequel des deux empêche l’autre de dormir ». Quand c’est un vrai saut dans le vide, tu as l’impression que c’est un océan et qu’il y a énormément de choses à faire. Sauf que petit à petit, petit bout par petit bout tu peux quand même avoir de l’impact et faire avancer les choses, en espérant que tout ce que tu fais aura un effet boule de neige. Le début est toujours très long à mettre en place, sans compter les aspects juridiques et la paperasse, mais il ne faut pas lâcher. Il faut fêter chaque petite victoire, et petit pas par petit pas, on se rend compte qu’on peut faire bouger les choses.

Cet entretien a été réalisé par Victorien Carré et Ilhem Ayad pour la Blue Factory ESCP Europe.

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