Dans les coulisses de All Tigers — Entretien avec Alexis Robillard, fondateur

Blue Factory ESCP
12 min readDec 20, 2018

--

Alexis Robillard fait partie de nos entrepreneurs de cette promotion 2018 du programme Seed de la Blue Factory, fort d’une expérience de 15 ans dans le domaine des cosmétiques. Partant du constat que les produits cosmétiques contiennent bien souvent des ingrédients controversés, il a eu l’idée de concevoir All Tigers, une gamme de rouge à lèvres naturels, vegan et tendance. Mais qu’est ce qu’un rouge à lèvres green et vegan, lui demandera-t-on ? C’est d’abord un rouge à lèvres qui contient une forte proportion d’ingrédients naturels, comparés aux rouges à lèvres habituels basés sur des composants issus de la pétro-chimie. Et un rouge-à-lèvre vegan ne contient aucun des ingrédients d’origine animale que l’on peut trouver dans ses équivalents conventionnels. Outre la cire d’abeille, ou des graisses animales, vous serez étonné de découvrir, entre autres, que les pigments rouges les plus courants sont issus d’un insecte, la cochenille. Et ces ingrédients ne sont pas souvent mentionnés dans les listes que l’on trouve au dos des produits… D’où une suspicion croissante de la part de femmes, mais aussi pour toutes celles qui veulent savoir ce qu’il y a dans leurs produits, bien au-delà de la communauté vegan.

Pourquoi as-tu voulu créer une marque de cosmétiques vegan ?

Vegan, ce n’est qu’une partie des choses, car on peut être vegan en étant complètement synthétique. Moi je voulais être vegan, et en plus que ça soit principalement du naturel. Ça vient du fait que ma fille a commencé à s’intéresser au maquillage , et aux rouge à lèvres en particulier, et je me suis posé la question de savoir ce qu’elle allait mettre sur ses lèvres, notamment parce qu’on sait qu’une partie du rouge-à-lèvre glisse aussi dans l’organisme par la bouche. On estime qu’une femme peut ingérer jusqu’à 2 kilos de rouge à lèvres au cours de sa vie. Si ce n’est que du synthétique, des produits issus de la pétrochimie, cela me paraît très inquiétant. C’est pour cela que j’ai voulu faire une gamme où les formules sont basées sur des huiles ou des cires végétales, sans ingrédients d’origine animale qui soit mal identifiés.

Peut-on parler de rouge à lèvres « bio » ?

Je ne peux pas dire que mes produits sont bio car il faudrait qu’ils soient labellisés bio. Or, je n’ai pas souhaité suivre le cahier des charges du label bio, notamment parce qu’ils ne pouvait pas être à la fois bio et vegan, car les labels imposant de fait l’usage du pigment de cochenille dans le cas d’un rouge-à-lèvre rouge. Par contre, ce que j’ai voulu, c’est maximiser le pourcentage de composants bio dans le produit. Les cahiers des charges exigent 20% d’ingrédients bio. Les rouges à lèvres ALL TIGERS contiennent beaucoup plus, de 30 à 40% selon les teintes. Mais pour autant, ils ne sont pas labellisés bio.

Est-ce que l’emballage et le récipient sont recyclables ? Les rouge à lèvres sont-ils rechargeables ?

J’ai suivi les recommandations des labels bio concernant les packaging. Effectivement, le carton est un carton qui n’est pas vernis et qui n’a pas de marquage à chaud — des éléments qui réduisent sa recyclabilité — et le flacon lui-même utilise soit du plastique recyclable soit de l’aluminium. Pour le rechargeable , je n’ai pas choisi cette solution car ce sont des textures très denses, et même si le produit pouvait être rechargé, c’est très compliqué de le manipuler, donc ce n’est pas un produit qui serait adapté à ça. Ou alors il faudrait avoir fait un surpack qui dans ce cas-là ne faisait pas de sens d’un point de vue écologique.

Mais, il n’y a pas des rouge-à-lèvre de ce type déjà en vente sur le marché ?

Vegan encore une fois, ce n’est qu’une partie des choses. Aux Etats-Unis, ça s’applique à des produits qui sont très synthétiques, car pour les consommateurs américains, le vegan, c’est une voie différente du green. Nous, en Europe, on considère que naturel et vegan, ça va un peu ensemble, donc il y a vraiment une logique à cumuler les deux. Il y a des offres qui existent, mais en général elles ont un look plutôt austère et qui va aussi à l’encontre d’une certaine vision du maquillage, qui est d’abord un produit de plaisir. Pour cette raison, cela tient beaucoup de femmes à distance. L’idée était donc d’avoir un look qui se rapproche d’une marque tendance que l’on peut trouver dans les circuits de distribution traditionnels. Je voulais avoir un produit qui soit aussi attirant qu’une grande marque, mais avec cette dimension green et vegan en plus.

Comment as-tu fait pour déterminer le prix de ton rouge-à-lèvre ?

Le prix, c’est la quête d’un équilibre idéal. Un produit naturel est cher à produire : les ingrédients naturels sont chers, les cadences de production sont plus lentes et nécessitent plus d’interventions humaines… J’ai aussi fait le choix de le développer avec des experts issus de marques de luxe, afin de proposer la plus haute qualité, en terme de formule et de packaging. Mais je ne me voyais pas pour autant le proposer à 35€ ou 40€, qui est le positionnement prix habituel des grandes marques, je voulais que ça reste quelque chose de démocratique. Si on veut changer les choses, on doit pouvoir s’adresser à tout le monde. Au final, ce prix, 22,80€, c’est plutôt celui des nouvelles marques tendance que tu peux trouver chez Sephora, et qui s’adressent à une cible plus jeune, très connectée.

Qui porte ton rouge-à-lèvre ?

C’est bête à dire, mais un rouge-à-lèvre, ça s’adresse à toutes les femmes qui ont des lèvres. Et même certains hommes commencent à en porter, c’est la tendance no gender, donc les rouge à lèvres ont une dimension universelle. Pour moi ce n’est pas tant que ça une question d’âge, c’est plutôt un état d’esprit : ils s’adressent à tous les gens qui considèrent le maquillage à la fois comme un accessoire de mode, mais aussi comme un produit suffisamment important pour se poser des questions sur leur santé. C’est un produit qui a une vraie valeur d’apport de confiance en soi. C’est pour cela que la gamme porte un message très féministe, parce que pour moi, c’est aussi un produit qui se veut plus respectueux de ses utilisatrices, et que l’on retrouve aussi dans l’emblème du produit, le tigre, qui est à la fois un animal qui évoque la détermination, le courage, la force que les femmes peuvent avoir, mais sans occulter les menaces qui pèsent sur elles, comme les menaces qui pèse sur un animal hélas en train de disparaître.

Fais-tu participer des femmes dans la conception de tes produits ?

Exactement ! Tout le projet s’est bâti avec une communauté de femmes qui se sont réunies autour du projet sur Instagram (@alltigers_organics), qui m’ont suivi à chaque étape et qui les ont toutes approuvées. On peut dire qu’elles ont pris le pouvoir, et j’ai suivi leurs recommandations sur les choix de couleur, de packaging, de communication, pour que ce soit une gamme qui leur parle et qui leur ressemble.

Quels sont les retours de tes utilisatrices sur tes rouge à lèvres ? Que comptes-tu améliorer ?

Leurs retours ont été intégrés tout au long du développement. L’aboutissement de toutes ces étapes communautaires, c’était le crowdfunding, une prévente qui s’adressait à la communauté ALL TIGERS. Les rouges à lèvres leur ont été expédié, elles vont pouvoir tenir le produit dans leur main, et pour la première fois, je vais avoir de nombreux commentaires. L’idée est effectivement d’améliorer le produit en fonction de leurs retours. A suivre, donc.

Tu viens justement de clore avec succès ta campagne de crowdfunding : quels ont été les leviers de cette réussite ? La vidéo ?

D’abord, il y a eu beaucoup de préparation. Pour la plupart des femmes qui ont contribué au projet en amont, cela faisait déjà 6 mois qu’elles le connaissaient, et le crowdfunding, d’une certaine manière, était un aboutissement : cette attente très forte explique en grande partie ce succès. La deuxième, c’est que la campagne elle-même reposait sur une plateforme, Tudigo, sur laquelle il y avait une présentation de la marque de la manière la plus transparente possible : une vidéo de présentation, qui effectivement montrait la marque dans ce qu’elle avait de plus brut, et puis aussi tout le texte de présentation qui allait dans le détail. Je n’ai pas hésité à faire une page longue où les gens avaient l’ensemble des détails sur le projet. Tous les mails que j’ai envoyés étaient des mails relativement longs où j’expliquais dans le détail les éléments du projet, parce que l’envie était de ne pas s’intéresser seulement à un message marketing en quelques phrases, mais plutôt d’aller dans ce qui était vraiment authentique et concret, montrer à quel point on avait été dans le détail à chaque étape. Je pense que le crowdfunding a été un succès également grâce à ça. Au bout du compte, quand on arrive à +320%, c’est aussi parce qu’on a été soutenus par une communauté d’amis, d’anciens collègues, un entourage qui n’a pas lâché le projet et qui a voulu le porter et qui continue la promotion sur les réseaux sociaux.

Où comptes-tu les vendre ?

Au début ce sera plutôt sur mon e-shop, et dans cette logique de vente e-commerce, je suis en discussion avec différents sites e-commerce qui tous ont en commun d’avoir des communautés très fortes. Ce sont soit des sites de beauté généraliste, soit des sites qui sont plus tournés vers le green et le vegan. Ce que je veux, c’est être présent à la fois dans des communautés tendances et des communautés axées naturel et écologie, parce que je pense que ces deux aspects du produits doivent être représentés.

Y a-t-il d’autres produits que tu comptes développer ?

Oui ! C’est indispensable pour exister sur ce marché, mais c’est aussi une demande des femmes de ma communauté, donc il y a de fortes chances que la prochaine étape de ma gamme, ce soit les vernis à ongles, qui ont en commun avec les rouge à lèvres d’être des produits qui contiennent beaucoup d’ingrédients toxiques, des formulations très discutables et pour lesquelles on peut faire beaucoup mieux.

Pourquoi donner à ta gamme une dimension wild, notamment avec le tigre ?

Si on veut que plus de gens s’intéressent au naturel, il faut bousculer les codes, et notamment je réfléchissais à ce qui allait rendre le tout plus rock’n’roll. Et finalement, la version la plus rock’n’roll du naturel, c’était la nature sauvage, foisonnante, luxuriante : c’est la plus belle façon d’exprimer quelque chose de transgressif vis-à-vis de la beauté traditionnelle industrielle, mais aussi vis-à-vis du bio classique et austère. L’envie c’était d’avoir quelque chose d’hyper attirant, et ce côté sauvage était une bonne manière de l’exprimer.

Est-ce qu’il y a une dimension féministe dans ton projet ?

Complètement ! C’est ainsi que les femmes le comprennent. Célébrer le courage, la force féminine, la solidarité qui rapproche les femmes, c’est le coeur du projet. Si les marques étaient plus respectueuses des femmes, elles auraient rendu les formules plus naturelles depuis très longtemps.

Comment fais-tu pour défendre un féminisme wild en étant un homme ?

D’abord, je sais pour qui je le fais : je le fais pour ma fille, et pour les femmes qui m’entourent. On a tous des femmes, des mères, des sœurs, des filles qu’on a envie de soutenir, il n’y a pas de cause féministe qui puisse avancer sans que les hommes s’engagent. Je ne prétends pas avec ce projet embrasser tous les courants du féminisme, mais l’idée c’est de porter un message qui soit respectueux des utilisatrices, et la dimension féministe est fondamentale.

À la suite de cet entretien avec Alexis, nous lui avons également posé des questions concernant l’entrepreneuriat en général, afin d’inspirer les curieux, mais également les futurs entrepreneurs.

Quelle est pour toi la principale idée reçue d’un entrepreneur qui se lance ?

Paradoxalement, une des idées reçues, c’est que tout le monde me disait que ça allait être très compliqué. Certes, je ne suis pas en train de créer le nouveau Uber, je fais des produits physiques que je vends, et finalement ça a une forme de simplicité. Mais je trouve que, parfois, si l’on prend les choses étape par étape, cela se fait de manière très naturelle. A l’inverse, on m’a dit qu’il fallait avoir une vision hyper forte et ne pas en dévier. Je trouve qu’au contraire, tout me porte à penser qu’il faut avoir effectivement des valeurs de base très solides, mais il faut accepter de faire varier beaucoup de composantes de son projet, en fonction de tous les retours que l’on reçoit. Il faut être clair sur les valeurs qu’on défend, mais beaucoup de flexibilité dans la mise en oeuvre du projet, parce qu’on va apprendre au long du chemin.

Si tu pouvais recommencer All Tigers de zéro, tu changerais quoi ?

Un des trucs que j’avais mal anticipé, c’est le démarrage du projet, où personne ne nous attend. Et finalement, si on n’est pas hyper rigoureux sur la planification, on laisse filer le temps de manière complètement dingue, parce que ni les fournisseurs, ni les clients ne sont vraiment en attente du projet. Qu’il se lance maintenant, dans six mois ou dans un an, ça ne les effraie pas plus que ça. Si on ne se met pas une pression très claire, le projet peut très vite sortir des délais précis et ne jamais sortir ou sortir très tard, alors que c’est la rapidité de mise sur le marché qui compte. Je ne me suis pas mis suffisamment de deadline, je n’ai pas suffisamment établi de planning clair au début, en pensant que les choses avançaient d’elles-mêmes alors que ce n’était pas aussi simple, et des évènements personnels se sont aussi mis en travers du chemin. Mais dès que je me suis mis des coups de colliers, c’était reparti.

Quand rien ne va, que fais-tu ? Tu te maquilles ?

Ah ah, non, je ne suis pas utilisateur de mes produits, même si je les choye comme mes bébés ! Je pense que c’est important, même en solo, de ne pas être isolé, d’avoir autour de soi de gens que l’on peut appeler pour des conseils très concrets, ou simplement pour se remonter le moral. L’autre chose qui est importante, c’est de se constituer rapidement des réseaux d’entrepreneurs qui sont au même stade que soi, et avec lesquels on va pouvoir échanger, se conseiller, se booster quand il faut. L’autre point aussi, c’est qu’il n’y a jamais de choses très graves : il faut toujours réagir à froid, et laisser passer le temps. Laisser passer la nuit, en général le lendemain matin, la solution paraît plus claire. Il faut aussi faire confiance aux événements, et faire confiance à la chance. Jusqu’ici ça m’a plutôt porté bonheur : il y a eu plein d’heureuses surprises.

Une citation ? Un livre ? Un film à conseiller à de jeunes entrepreneurs ?

J’ai lu un livre parfait quand on lance une start-up produit aujourd’hui : D.N.V.B., écrit par Viviane Lipskier, où elle décrypte le modèle de ces marques qui réinventent la manière de vendre les produits, avec des business models purement digitaux, et qui réinventent l’expérience consommateur. J’avais lu beaucoup de choses sur le sujet, mais elle a réussi à faire une super synthèse. C’est un peu un livre sur le nouveau marketing, il remet en question des choses qui me paraissent aujourd’hui datées, des théories marketing qu’on enseigne encore et qui pourtant n’apportent plus rien. Le digital a tout transformé.

Cet entretien a été réalisé par Victorien Carré, bras droit 2018 de la Blue Factory.

En bonus découvrez l’interview d’Alexis Robillard sur Beauty Toaster http://www.beautytoaster.fr/2019/02/06/alexis_robillard_all_tigers_maquillage/ !

--

--

Blue Factory ESCP
Blue Factory ESCP

Written by Blue Factory ESCP

The entrepreneurs’ #incubator of @ESCP_bs. Advocate of the triple bottom line. #social #business #innovation #tech #green

No responses yet